« 11 février 1990.
L’homme s’approche d’un pas lent et solennel. Une de ses mains se ferme, se serre en un vieux poing de cendre et de vigueur ;
il le lève devant la foule qui le cerne de près, et la foule prend possession de son nom.
Pour les télévisions qui éparpillent son image sur des milliers d’écrans, l’homme porte un costume cravate, à l’étoffe chatoyante. Mais sur ses traits on lit qu’il n’a de comptes à rendre à personne, plus déterminé à mesure qu’il avance, bien que plus lointain.
Il marche avec précaution, son pas retient toute la procession qui le suit, aides- de-camp, porte- flingues, grands prêtres, proches et parents, griots et courtisans. Il y a eu vingt sept ans de bruits de bottes et de casse de cailloux.
Hors de portée de l’allégresse qui l’entoure, il est seul.
Quelques mètres de plus, et le sol s’élargit sous ses pieds. Le 11 février 1990. L’histoire
l’attend, comme cette grande voiture élégante ; il y prend place. La foule aveugle le parebrise et le rétroviseur. La voiture démarre. L’homme est de retour au pays des vivants, son mythe est au contact de l’oxygène.
Un océan plus loin, je le regarde. Le vent gonfle les rideaux de mousseline de notre appartement.
La pluie laque les toits en zinc de Paris. Je passe d’une chaîne à l’autre, poursuivant sans trêve l’homme qui se dirige vers la voiture. (...)
Dehors les pneus des voitures adhèrent comme du velcro au macadam mouillé. La lueur blafarde des écrans de télé clignote aux fenêtres. Les actualités encore et Mandela s’approche, avec derrière lui, la porte entrebâillée d’un pays tout entier.
Je décroche le téléphone et j’appelle l’Afrique du Sud. Je dis hello et l’écho de ma voix me revient du fond de la mer. Hello, répond mon ami. Tu vas bien ? Je serre si fort le combiné que ma main blêmit. Quand le vide est rompu, l’air s’engouffre dedans. De l’autre côté de la terre j’écoute le vent. »
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